Si je ne lui dis pas de se laver, il ne se lave pas.
Si je ne lui dis pas de se changer, il ne se change pas.
Il ne sait pas allumer la télé et le décodeur.
En revanche, pour manger, pas de problème. Il sait aussi
se bourrer de bonbons au miel et plonger la main – ce qui m’horripile, je lui ai donné un bol
pour éviter ça – dans les céréales au chocolat des enfants.
Il sait aussi mettre un petit plat four au four à micro-ondes.
Il ne met rien au lave-vaisselle, ne passe jamais
l’éponge, n’aère pas.
Il ne propose pas de participer financièrement aux
courses, n’aura pas l’idée de donner de l’argent de poche aux enfants, ma
grand-mère faisait cela.
Si nous mangeons dehors – c’est ce que nous essayons
de faire une fois par semaine, le samedi à midi, dans une cafétéria pour
pouvoir choisir tranquillement ses plats – je dois lui suggérer d’inviter ses
petits-enfants. Mon ex-beau père ne nous laissait jamais payer.
Il ne demande pas comment nous allons, il nous précise
régulièrement qu’il va très bien en ajoutant qu’il dort peu et très mal. Il se
couche à 23h30, se lève à 9h00 et fait deux siestes dans la journée, l’une le
matin et l'autre l’après-midi, toutes deux de presque 2h. Si on lui parle
pendant qu’il est allongé, il ne répond pas. Il respire fort parfois. Alors
quand il dit qu’il dort très peu, je ne réponds plus rien et me m’inquiète pas.
Le seul progrès est qu’il demande régulièrement où sont
les enfants. Régulièrement mais sans pouvoir retenir la réponse. Sa mémoire est clairement très défaillante.
Quand je lui ai dit que ma cousine germaine – la fille de
sa sœur, ce n’est pas son prénom… - avait accouché, il m’a dit :
« ah, je suis arrière-grand-père ! ». Sans considérer le fait
qu’il avait dû confondre sa nièce avec une de mes filles – je ne suis pas sûr
qu’il connaisse le prénom de mes enfants, il les appelle "ma grande", sauf pour mon fils – sa première réaction a été de parler
de sa situation et pas de demander le prénom de l’enfant ou l’état de santé de
la mère et du bébé.
Quand on a été égoïste, on le reste.
Il enlève son dentier pendant les repas – j’arrive à
bloquer le mouvement quand nous mangeons dehors, mais les premières fois, cela
a surpris jusqu’au tables voisines – ce qui dégoutte les enfants. Il se nettoie
la bouche avec les doigts pour dégager les morceaux.
J’ai compris d’où venaient les tâches sur le sol entre la
salle à manger et la cuisine ou la salle de bain : quand il prend un fruit
juteux, il va se laver les mains sans penser qu’il pourrait les essuyer avec un
papier jetable par exemple…
J’ai dû ôter les cotons-tiges. Il a perdu l’extrémité de
l’un deux dans une oreille un matin. Un matin où je travaillais bien sûr. Ou
j’aurais dû travailler de chez moi. Nous sommes allés aux urgences car le
médecin ne pouvait pas le recevoir. Puis nous sommes allés acheter les gouttes
prescrites. Il ne les mets pas. Et moi je renonce. On retournera chez le
médecin quand il aura une infection.
On communique peu. Il ne parle que de lui et de son
passé. Nous connaissons toutes ses histoires. Elles sortent par groupe. Par groupe de 3
souvent. Les 3 mêmes histoires reviennent tous les jours et puis on passe à un
autre groupe. Du coup nous plaisantons avec les enfants, nous chahutons, nous
parlons de l’actualité, nous apportons de la vie autour de lui mais en évitant
de lui laisser la possibilité de nous raconter ses histoires. C’est méchant
peut-être mais entendre tout le temps la même chose est usant. Si on lui pose
une question, il fera référence à une de ces histoires.
Il est gentil. Mais il faut éviter de râler devant lui
sinon il en rajoute des tonnes. Si je gronde en enfant, il va faire un
commentaire, du genre « quel caractère ». C’est assez mal accepté par
eux. Il faut dire qu’il a surtout brillé par son absence et son manque d’intérêt
pour leur vie. Quand nous n’habitions pas trop loin l’un de l’autre et que mon
aînée était toute petite, il disait qu’elle était « caractérielle »,
ce qui avait le don de nous énerver avec mon ex-femme.
Il est attendrissant tout de même. Est-ce de la pitié ?
Je ne sais pas. Mais c’est un sentiment curieux. On voudrait dire quelque
chose, lui parler du passé, mettre les choses au point mais l’on se dit en le
voyant, c’est trop tard… Il est intellectuellement, « sensoriellement »
diminué. Il est un peu sans défense, un peu perdu. C’est comme un petit enfant.
Il y a un côté animal dans ses inquiétudes. J’entends par là une sorte d’incompréhension
de ce qui l’entoure.
Il est vieux, il est malade. Il aurait fallu purger le
passé plus tôt. Je souhaite qu’il soit heureux. Je l'aime ce petit vieux.
Mais j’aurais aimé qu’il se rende compte de la façon dont
j’ai aménagé ma vie pour lui. Est-ce peu, est-ce beaucoup, je ne sais pas ?
Certains font plus, d’autres moins. Pour le côté ours que j’ai toujours eu et
qui se développe en vieillissant, c’est beaucoup. Pour ma facette « humaine »,
charitable, chrétienne (mes valeurs chrétiennes), c’est normal et parfois pas
assez.
Quand je regarde les autres, les inconnus, dans les
transports par exemple, je me demande de quoi est faite leur vie. Quelles sont
leurs joies, leurs défaites, leurs blessures, leurs craintes. Tout ce qui fait
que cet individu, pareil aux autres au premier abord est si différent en fait
de son voisin. Il me semble que si l’on considère la multitude des instants d’une
vie, la multitude des sentiments que nous éprouvons lors de ces instants, toute
vie est riche. Et un jour, on ne voit plus qu’un être qui est comme une
coquille un peu vide. Son histoire est oubliée. Elle n’est plus accessible pour
l’essentiel, même par lui. On dit que quand l’homme meurt, il n’emporte rien
avec lui, c’est faux. Il emporte tout ce qu’il a vécu, ressenti, pensé. C’est
beaucoup…
Très touchant, très bien écrit, comme toujours ...
RépondreSupprimerDouces pensées
Carole
Ce que tu décris là est typique de la maladie. Cela ne te rassurera pas, mais ça n'a rien à voir avec son égoïsme passé.
RépondreSupprimerIl ne sait pas, il ne sait plus, il ne demandera pas le prénom de ce nouveau-né, puisque ce nouveau-né n'est pas ancré dans son ancienne vie. Il n'appellera pas les enfants par leur prénom, il ne sait plus qui ils sont (mon père trichait aussi constamment parce qu'il voyait bien que ça n'était pas normal de ne plus savoir).
Il ne se soigne pas parce qu'il ne sait pas qu'il faut le faire ni quand il l'a fait la dernière fois. Il ne sait plus. Il n'est plus. Il est là, enveloppe charnelle sans autre mémoire que ce qu'il a vécu avant. Il ne sait plus qui il est, juste à peine qui il a été.
Ca n'est pas méchant de ne pas vouloir l'écouter, il est usant parce qu'il est usé. Parce qu'il n'est plus en état de fonctionner. Comme un vélo dont il manque la chaine et sur lequel tu n'avances pas, que t'as envie de coller dans le fossé mais que tu ne te résous pas à faire, puisque c'est tout de même mieux avec qu'à pied.
Le mal ce n'est pas à lui que tu le fais en n'écoutant pas. Au pire tu te le fais à toi, parce que d'écouter te donnerait des méchancetés dans le coeur et que tu sais, qu'il ne les mérite pas. Il les a peut-être méritées, avant, dans son autre vie. Mais pas dans celle là, puisque de vie il n'a plus.
Il ne fait rien pour te faire du mal ou te contrarier, il ne fait rien contre toi, tes enfants, votre quotidien. Il ne fait rien parce qu'il ne sait plus. Il ne sait même plus le bien, le mal, le jour, la nuit, s'il a faim ou soif, s'il a sommeil ou pas.
Il s'en va dans une bulle, se construit son cocon, sort de ton univers. Sort de l'univers tout court, celui qui lui demande tant et tant d'efforts. Il ne sait plus que les gens autour de lui existent.
Même s'il les a aimés, encore plus s'il les a aimés.
Tes mots me renvoient au quotidien de ma mère ces mois passés. Mon dieu que je regrette de n'avoir pas lu ça avant.
Où est passé Man?????
RépondreSupprimerCourage... J'ai eu un pincement en lisant. je comprends totalement...
RépondreSupprimerJe ne commente pas souvent, mais je lis tout le temps.
Carole : Merci Madame...
RépondreSupprimerLapunaise : Désolé que cela te rappelle des moments difficiles. A priori, ce n'est pas "la" maladie. Ce sont plutôt les signes d'un vieillissement "normal" d'une personne qui vit seule depuis de nombreuses années. Enfin, l'avenir montrera l'évolution et décidera.
Kaki : Elle est chez elle...
Fabulous Fabs : Merci
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